Né à Grenoble en 1714, Étienne Bonnot de Condillac incarne l’héritier de John Locke. Il est très critique à l’égard du rationalisme cartésien (Descartes, 1637/1999)[1], et sa pensée se RATTACHE donc à l’empirisme de Locke, car il souhaite étudier comment se forment les idées nées des expérimentations sensorielles. Selon lui les sens font naître les connaissances humaines. De la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1860, Condillac « dont la philosophie a inspiré l’Encyclopédie » bénéficie encore d’une grande renommée dans la sphère intellectuelle.
Au début du XIXe siècle, de nombreux et célèbres scientifiques comme Lavoisier, Barthez ou de Lamarck approuvent le cadre[2] expérimental des idées de Condillac. Toutefois, tous ne sont pas d’accord et Condillac divise aussi la communauté philosophique : les uns, idéologues, rapprochent le sensualisme du matérialisme ; les autres, considèrent le sensualisme comme un idéalisme. Ceci va à contre-courant de la recherche actuelle pour laquelle Condillac incarne « la plus conséquente contribution à la philosophie des Lumières et donc la réfutation de l’idéalisme ». Bien que Condillac cherche à décrire objectivement l’esprit, il cherche aussi à mettre au jour quelle éducation concrète il pourrait en résulter. Dans cette quête, le philosophe veut déterminer comment obtenir l’épanouissement complet de l’intelligence humaine, car, écrit-il « il serait à souhaiter que ceux qui se chargent de l’éducation des enfants n’ignorassent pas les premiers ressorts de l’esprit humain » (Condillac, 1746/1924). Condillac veut avant tout apprendre à penser aux enfants.
À partir de 1850, le positivisme d’Auguste Comte se construit en partie sur la philosophie condillacienne, mais, ce sont surtout les psychologues du XXe siècle (Radovanovitch, 1927) qui affirment que le sensualiste annonce leurs idées. Toutefois, si Condillac soulève bien des débats philosophiques, ses travaux pédagogiques n’ont pas connu pareil engouement, même s’ils s’inscrivent dans un élargissement de sa pensée à travers l’analyse de la construction de l’esprit. Or, Condillac peut être regardé comme l’authentique pionnier des pédagogies dites actives. Comprenons pourquoi !
En 1757, Étienne Bonnot de Condillac a quarante-deux ans et Louis XV le nomme précepteur de l’Infant Ferdinand, futur prince de Parme et fils de ‘Madame Première’, ‘Babette’, ainsi appelée par son père. Elle est la fille aînée du Roi, la très chère ‘Madame Infante’.
Condillac devient précepteur du petit Prince de Parme non seulement pour des raisons familiales et affectives, mais aussi pour des raisons d’État. Enrôlé dans la guerre des duchés de 1741 à 1748, Louis XV veut soutenir l’Espagne dans sa reconquête de certaines régions italiennes, propriétés autrichiennes, comme le duché de Parme placé sous tutelle espagnole et vigilance française, représentée par Élisabeth de France, duchesse de Parme depuis 1749.
En devenant précepteur d’un prince, Condillac manifeste son intérêt pour l’éducation de son temps. Pleinement engagé dans cette responsabilité inédite, Condillac prépare et rédige différentes leçons dispensées à son élève. Scrupuleusement ordonnées, ces leçons sont publiées –dans une œuvre de seize volumes en 1776, le Cours d’étude pour l’instruction du Prince de Parme. Mais, soulignons que la composition de l'ouvrage a été réalisée après l'éducation du prince Ferdinand. Par conséquent, il existe vraisemblablement des différences importantes entre les concepts et leur application : « Nous ne sommes pas sûrs que l'abbé s'en soit strictement tenu à la méthode exposée après-coup dans le Cours d'étude ; et peut-être pourrait-on trouver que l'auteur a trop marqué le souci d'accorder sa manière d'enseigner à la manière même dont, selon lui, ‘les hommes se sont conduits pour créer les arts et les sciences’ ». Ce traité d’étude apparaît alors comme une réélaboration philosophique à partir d’une pratique et nous permet d’étudier l’éducation d’un prince selon Condillac.
Bien que complexe, cet essai, très dense, présente deux caractéristiques : d’abord, l’éducation pensée se conçoit par un « plan systématique »; ensuite, les méthodes éducatives appliquent concrètement certaines réflexions philosophiques comme le fonctionnement de la pensée et le rôle des sensations, consignés dans l’Essai sur les origines des connaissances humaines (1746) et le Traité des sensations (1754)[3].
Notre conférence se propose d’interroger le statut du Cours d’étude : s’agit-il d’une fidèle retranscription de l’éducation princière dispensée à Parme ou de la réécriture arrangée d’une expérimentation plus ou moins décevante ? Quelle réception cet écrit peut-il encore avoir auprès des éducateurs d’aujourd’hui ?